COULEURS-DE-LA-VIE

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Toujours, elle attendait ...

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Je la voyais tous les jours depuis ma fenêtre. À seize heures précises, comme un rituel sacré, elle s’installait sur son perron, vêtue de sa robe impeccablement repassée, les cheveux soigneusement coiffés et ce rouge à lèvres vif, devenu sa signature au fil des ans. Elle passait un mouchoir sur ses mains tremblantes … et attendait. Toujours, elle attendait.

 

Je lui faisais un signe de loin. Parfois elle me souriait, parfois non - comme si son esprit était ailleurs … ou très loin en arrière.

 

- Vous sortez, Doña Elvira ? - lui ai-je demandé un après-midi en m’approchant avec une tasse de thé.

- Mon fils m’a dit que, cette fois, il viendrait.

Qu’il m’emmènerait prendre un goûter. J’aime bien la pâtisserie du coin … Vous la connaissez ? Ils font des petits gâteaux au citron délicieux - m’a-t-elle répondu avec un sourire timide, rempli d’espoir.

 

Je n’ai pas eu le cœur de lui dire que la pâtisserie avait fermé il y a trois ans.

 

Ce jour-là, comme tant d’autres, personne n’est venu.

Ni le lendemain. Ni le jour d’après. Ni celui d’encore après.

 

Jusqu’à ce vendredi où je ne l’ai pas vue descendre. Inquiète, j’ai frappé à sa porte. Elle m’a ouvert en bigoudis, les yeux rougis.

 

- Je vais bien, je me suis juste endormie … Quelle honte - a-t-elle dit en rajustant son peignoir.

 

Mais elle n’allait pas bien. Elle était brisée.

 

Cette nuit-là, j’ai pleuré. Et le lendemain matin, j’ai pris une décision.

- Doña Elvira ? - ai-je dit en frappant à sa porte, habillée de mes plus beaux vêtements - Vous venez prendre le thé avec moi ?

 

Elle m’a regardée, surprise, comme si elle n’avait pas compris.

- Vous dites ?

- Allons goûter. C’est moi qui vous invite. Vous êtes ravissante, ce serait un crime de laisser ce maquillage se perdre.

Ses yeux se sont remplis de larmes. Elle a baissé le regard, s’est couvert la bouche d’une main.

 

- Il y a si longtemps que personne ne m’a invitée nulle part … - a-t-elle murmuré.

- Il était temps - lui ai-je répondu avec un sourire.

 

Elle m’a serré le bras en marchant jusqu’à l’angle de la rue. Elle m’a parlé de sa jeunesse, de sa première robe en dentelle, des chansons qu’elle chantait à son fils quand il était petit.

 

Je ne sais pas si elle ne m’a jamais remerciée avec des mots.

Mais la manière dont elle m’a regardée - avec ces yeux soudain pleins de vie, pour la première fois depuis longtemps - a suffi.

 

Depuis, chaque vendredi est à nous.

 

Et même si son fils ne vient toujours pas, elle continue de se pomponner.

Mais ce n’est plus pour lui.

Désormais, c’est pour elle.

Et un peu, aussi, pour moi.

 

Espace Littéraire



24/06/2025
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